« Un tour pour les couleurs », 2001
Pour moi, le point de départ d’un poème n’est pas une émotion, un sentiment ou une idée. Ce n’est pas l’Amour, ce n’est pas une femme, ce n'est pas La Femme - quoique l'idéal féminin, la femme qui n'existe pas, la femme absente, y joue son rôle. Ce n’est pas non plus la Souffrance ou la Bonté, la Pitié, une Solidarité D'Opprimé, le Désir D'Améliorer Le Monde, un de ces sentiments chaud et gras, ronflant, de bazar, sensuel, larmoyant, sirupeux et séraphique, dont je pourrrais être fier, un beau sentiment, genre qui me sortirait de ma solitude et me ferait bien considérer. 

Ce n’est pas non plus un condensé de roman. Ce n’est pas un ressassement. Aucunement. Dents serrées sur ce qui n’est pas à dire. Et ce n’est pas non plus la volonté d’écrire un poème. Et – ce qui est encore pire à dire - ce ne sont pas des mots. Pas encore. C’est quelque chose d’avant les mots.

Parce que (j'en suis de plus en plus convaincu), si vous êtes poète de naissance, c’est-à-dire fatalement, c'est-à-dire orphelinement - orphelin de poésie, c'est à dire d'Orphée (sinon rien ne s'explique) -, vous n’êtes pas à l’aise dans votre langue. Vous ne la sentez pas comme votre langue, vous la sentez comme celle des autres. De ceux qui ont leur place dans la société où vous vous trouvez. Qui en sont les possédants. À quelque titre que ce soit. D'en haut ou d'en bas. Vous pas. Vous n'y avez aucune place. En aucune manière. Vous y êtes tombé de travers. Irréconciliablement. Pour cette vie en tout cas. C'était pourtant bien parti. Mais ça a mal tourné. Dieu merci.

Et donc, pour cette vie, c'est raté. Socialement. Dès le départ ou à peu près. Plus votre affaire.

Pour commencer, vous n’aimiez pas la façon dont les français parlaient. Riaient, pleuraient, chantaient. Se plaignaient. Et mangeaient. C'est une chose que vous avez été long à déceler. Leur épouvantable façon de parler, de pleurer, de rire, et surtout de manger. Et de ne jamais remercier. Vous n'aimiez pas la façon dont ils buvaient. Vous n'aimiez pas la façon dont les Américains leur avaient appris à fumer après la Résistance à laquelle ils n'avaient pas participé. En un mot vous n’aimiez pas ‘’l’esprit français’’.

Vous soupçonniez qu’il y avait eu un traficotage dans votre langue, avant qu'on vous l'apprenne. Vous soupçonniez qu’on vous avait appris à parler une langue qui n'était pas vraie.

Avec le temps, vous avez compris que vous n’aimiez pas ce qu'était devenu le français, pas plus quvous n’aimez ce qu’est devenue la France, parce que vous avez une autre idée de ce que c'est qu'une communauté, un territoire et une langue. Parce que vous voyez que la France n’a pas changé depuis qu’elle s'appelle, plus germaniquement que franchement, "franque", c’est-à-dire le pays d'un peuple qui ne peut plus concevoir la vérité. Conquis & décomposé. D'un peuple qui n’est plus un peuple, s'il en a jamais été un, avant d'être Celte, guerrier et mangeur de viande. D'une masse de gens soumis. Bigarrée, me direz-vous, cette masse… D'autant plus impuissante. Ce qui se joue là est une constante dans l’histoire des Français.

Quand un peuple qui n'est plus pleurera-t-il sa vraie misêre ?

La poésie n'est pas faite pour vous réconcilier avec ses idoles. Elle n'est pas faite pour vous aider à transiger avec les mangeurs de viande. Elle est faite pour que vous n'en entendiez plus parler. Pour les fuir. Déguerpir. Vous en dépêtrer. Pour que vous inventiez votre langue. C'est la suprême façon d'en sortir. En créant un autre monde. En écho avec d'autres irréductibles. Une friche, un terrain vague où la parole imposée meurt pour renaître libérée. Il y a là une nécessité. Osirinienne. Destruction/Reconstruction. Mort/Renaissance.

C’est pourquoi vous avez eu besoin de remonter en amont du français. Pas seulement au latin, au grec, au celte, à l'hébreux, au sanskrit, à l’égyptien, mais aux patois locaux, d’ici et d’ailleurs, et dans le vôtre, de patois - celui que vous parlez seul -, à l’essentiel. C'est-à-dire à l'élémentaire. Aux phonèmes. À l’endroit où la langue s’invente. À la Bouche d’Ombre, comme disait Victor Hugo. À la Boca.

(à suivre)